Cocktail au curare – Le Temps des cerises, 2007

Cocktail au curare - René BalletRecette :
Verser dans le désordre des histoires d’aujourd’hui, d’hier, de demain ou de jamais. Y ajouter une pincée de politique-fiction, quelques flashes pimentés, des détournements et des contes au parfum de règlements de comptes. Mélanger le tout et agiter soigneusement. Servir glacé avec un soupçon de curare et une pointe d’inconvenance. A consommer avec précaution. Peut nuire à la quiétude et au sens moral.


A la fois doux et amer. Aprement lucide mais taillé comme un diamant rare par un orfèvre du cœur, tel est le dernier livre écrit par l’homme de plume René Ballet…Et sa dégustation va remplir les lecteurs de bonheur en faisant couler dans leurs veines le goût brûlant de la phrase bien écrite qui réveillera les sentiments enfouis au fond de soi par une société oppressante en raison de ses interdits masquant sans cesse le rayon de soleil et la source fraîche que l’on pressent si proches, dont la véritable éducation reçue vous avait enseigné l’existence… René Ballet, une fois encore, révèle son solide talent d’écrivain. Ce cocktail, alterne courts tableaux, scènes précises et histoires miroirs qui se dégustent avec plaisir et s’ouvrent sur un monde lucide en apaisant L’inquiétude ressentie au sein d’une société en perdition…

Raymond Ménard (La République du centre-Week-end)


La petite gare
(Nouvelle extraite de « Cocktail au curare »)

Léon se leva à regret.
Aux premiers jappements, il avait haussé les épaules. Tégévé radotait : il ne jappait plus qu’après ses rêves. Mais les jappements redoublaient. Lorsque Léon poussa la porte, le froid l’envahit jusqu’au fond des poumons. La douche glacée de la lune illuminait le quai de la petite gare. Personne, évidemment! Pas un bruit. Pas un souffle. Le vent même semblait pris dans les glaces. Léon sursauta : le gravier venait de craquer derrière les troènes masquant le portillon d’entrée. Il s’avança en balançant sa lanterne mais, après quelques pas, la surprise le cloua sur place. Un voyageur !
Le premier réflexe de Léon fut de regarder l’horloge. Il était non pas 8h10, comme auraient dit les gens d’ici, mais 20h11. Une minute, ça compte pour un cheminot. Un voyageur dans la gare à 20h11 – presque 20h12 à présent, le 24 décembre, ce n’était pas croyable. Pourtant…
L’homme sortit de l’ombre. Léon attendait. De plus en plus méfiant : dans la lueur de la lanterne, il remarqua le teint basané de l’inconnu. Un maghrébin sans doute. S’ils arrivaient jusqu’ici maintenant !
– Y a-t-il bientôt un train ?, demanda l’étranger.
– Y aurait bien le 21h23, mais il ne passera pas.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il ne passe plus de trains depuis vingt-quatre ans.
Léon tressaillit au bruit de la valise tombant sur le quai. Il remarqua alors l’air exténué de l’étranger; il vacillait. Il n’allait quand même pas lui tomber dans les bras !
– Entrez un moment dans la salle d’attente, maugréa Léon. Il y fait moins froid.

*

        Léon avala un verre de vin rouge pour se réchauffer, il augmenta la flamme sous les cèpes qui mijotaient dans la cocotte puis il alla regarder à travers la petite lucarne donnant sur la salle d’attente. Bien qu’elle ne fit pas partie des locaux que lui louait la Compagnie, il l’entretenait comme le reste. Fierté de cheminot !
L’étranger se pelotonnait sur la banquette en bois. Tassé dans l’angle de deux murs. Dans le noir. Il avait préféré rester sans lumière : pour mieux se reposer, prétendait-il. Dans la clarté filtrant par la lucarne, Léon remarqua qu’il tremblait de froid. Ce n’était pas étonnant, habillé comme il l’était. Quelle idée de se promener en imperméable, un soir de Noël ! Et après, ils envahissent nos hôpitaux…
– Je laisse ouvert grommela Léon en poussant la porte de communication entre la cuisine et la saIle d’attente. Il fera moins froid.
L’étranger le remercia d’un signe de tête.

*

        Léon souleva le couvercle de la cocotte. Une chaude odeur de forêt, d’humus le suffoqua. Les cèpes allaient être à point. Il les avait fait sécher, coupés en fines lamelles, suspendues à un fil. Leur cueillette, à l’automne, était l’un de ses plaisirs favoris : la marche dans la forêt bruissant du craquement des feuilles mortes, les branches traîtresses cédant sous la main, les ronces griffant l’envahisseur, la fatigue, le découragement… et soudain l’émotion à la vue de la tête brune émergeant de la mousse.
Léon but un verre de vin pour dissiper l’émotion.
Il entrouvrit la porte du four. La peau du canard se dorait dans le grésillement de la graisse fondante. Encore quelques minutes de cuisson. Léon rit : ils avaient coupé la ligne sans lui couper l’appétit…Ni la soif, pensa-t-il en se retournant pour se servir un verre.
Et l’autre, là-bas?
Il s’arrêta, la main au-dessus de la bouteille. Fasciné par le rectangle noir de la porte ouverte. Les odeurs de cuisine devaient envahir la salle d’attente, provoquant l’étranger transi dans l’obscurité.
Peut-être ne sentait-il rien, tenta de se rassurer Léon : ils ne savent pas manger. A part leur couscous…
– Si vous voulez partager mon repas, dit-il en s’avançant. Il y en a pour deux. C’est sans façon.

*

        – C’est la vie, dit Léon en riant.
Sa vie, il l’a racontée entre le pastis et le fromage. Une vie toute simple, comme on dit des vies difficiles. Il avait quarante-deux ans, lorsqu’ils ont fermé a ligne où il travaillait. A sa retraite, il est revenu habiter dans la gare désaffectée qu’il louait à la Compagnie. Au début, par habitude -non, par respect- il arrachait les ronces qui poussaient dans le ballast : «le Léon cultive les cailloux», se moquaient les paysans. Et puis il y a deux ans, ils ont enlevé les rails. Léon a clos les volets et s’est enfermé pendant deux jours avec un casier de bouteilles. Pour ne pas voir ça ! Si les rails ont disparu, il y a toujours un casier en réserve. Cela, Léon ne l’a pas précisé mais Nazim s’en est certainement aperçu.
Car l’étranger s’appelle Nazim et il n’est pas maghrébin mais turc. C’est même à peu près tout ce que Léon sait de lui. Pour le reste, Nazim reste évasif : il était ajusteur à Istamboul mais il ne peut plus retourner chez lui. Léon n’a pas insisté : une gare est un lieu d’asile. Comme la Légion. Et Léon a vu des films : à celui qui y entre, on ne demande pas d’où il vient.

*

        – Ah ! j’en ai vu passer du monde, soupira Léon, du beau monde et du drôle de monde.
– Mais c’était une petite ligne…
– Petite ligne, s’indigna Léon, mais avec des correspondances pour Paris Marseille, la Porte de l’Orient : Naples,  Athènes, Istamboul.
– Istamboul, répéta Nazim, les yeux pétillants.
Léon reprit la bouteille de calvados mais Nazim posa la main sur son verre.
– Le dernier, insista Léon. Le coup de l’étrier. Vous en aurez besoin : la route est longue jusqu’à la grande ligne.
Il s’arrêta, la bouteille en l’air : tégévé venait de japper.
– Normal, dit Léon en riant. Il annonce l’arrivée du père Noël.
– Merde, reprit-il après avoir essuyé la buée d’une vitre, ce sont les gendarmes !
Léon n’eut qu’à regarder Nazim pour comprendre.
– Je m’en occupe, dit-il. Passez dans la chambre à côté.

*

        Les deux gendarmes se préparaient à entrer au chaud mais Léon les reçut sur le pas de la porte.
– Il faut être vicieux, dit-il, pour se balader par un froid pareil.
– Ne plaisante pas. C’est sérieux. Nous recherchons un homme, un étranger en situation irrégulière. On va le réexpédier chez lui. Retour à l’envoyeur. Tu n’as vu personne ?
– Je ne vois plus personne depuis vingt-quatre ans, depuis que vous avez fermé ma gare.

*

        Léon attendit que le bruit du moteur se fût enfoncé dans la nuit pour refermer la porte.
– Tu peux sortir, cria-t-il en direction de la chambre.
– Je suis là.
Léon se retourna. Nazim se tenait dans l’entrée de la salle d’attente, en imperméable, la valise à la main.
– Tu pars ?
Nazim écarta les bras en signe d’impuissance.
– Tu as tort, reprit Léon. Dehors, l’air est froid… et malsain pour toi. J’ai un petit lit pliant. C’est pas le Négresco mais si tu veux passer la nuit ici…
Nazim accepta d’un sourire. Un sourire comme Léon n’en avait jamais vu, avec ces dents d’une blancheur irréelle au milieu de cette peau basanée.
Il y avait bien longtemps que Léon n’avait pas reçu un aussi beau cadeau de Noël.

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